Publié le 24/02/2020 à 18h16 – Modifié le 26/02/2020 à 10h58 Interview Sophie Lebrun
Photo Corinne SIMON/CIRIC pour La Vie
Dysmas de Lassus a reçu La Vie à son monastère de la Grande Chartreuse, alors qu’il publie un livre, fruit de ses réflexions sur les abus dans les communautés religieuses.
Pourquoi prenez-vous aujourd’hui la parole ?
Je n’ai pas décidé de parler ni d’écrire sur les abus dans la vie religieuse : cela s’est imposé à moi. Après être devenu prieur de la Grande Chartreuse en 2014, j’ai entretenu un échange épistolaire qui m’a mené à rencontrer une femme en détresse ; j’ai été touché par son témoignage. J’en ai lu d’autres, et de nouvelles victimes m’ont sollicité pour des entretiens. Dans notre règle, il est spécifié que nous ne faisons pas de direction spirituelle : ce n’est pas ce que j’ai fait, mais j’ai pu être une personne à l’écoute pour celles – principalement des religieuses ou anciennes sœurs – qui n’avaient pas trouvé d’oreille attentive. Devant la cohérence entre les récits d’abus dans des communautés très différentes, j’ai progressivement pris conscience que nous étions face à un problème considérable.
Sommes-nous donc face à une situation historique ?
La congrégation pour les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique indique que, en 2018, 3,8 % des instituts dans le monde sont concernés par une visite apostolique et présentent donc un souci. C’est à la fois peu… et beaucoup ; s’il ne faut pas dire que tout va mal, cela reste anormalement élevé. Les abus spirituels ne datent pas d’hier – ils sont humains et ont toujours existé –, mais je ne vois pas tellement de période comme celle que nous vivons. Il y a, actuellement, la découverte d’un côté totalitaire dans les phénomènes auxquels nous sommes confrontés. On a beaucoup abordé la question des abus sexuels sur mineurs – c’est une bénédiction que l’on soit sorti du silence à ce propos –, à tel point que, sur ce plan, je pense que l’on peut être fier de l’Église en France et de la manière dont elle réagit. Je ne l’aurais pas dit avant 2019… Le domaine des violences sexuelles sur des personnes adultes en milieu ecclésial reste moins connu. Quant à celui des abus spirituels, il est peu compris et difficile à appréhender.
Il y a, actuellement, la découverte d’un côté totalitaire dans les phénomènes auxquels nous sommes confrontés.
Ma réflexion a rencontré celle d’autres responsables religieux en France. Président de la Conférence monastique de France, le père abbé de l’abbaye de Maylis François You a mis en place deux années d’études sur les abus en 2016 et 2017, ayant lui-même été confronté au problème. Cette dernière année, il a proposé que l’assemblée régulière des supérieurs monastiques se tienne à la Grande Chartreuse pour que je puisse y assister. Nous n’étions pas prêts à recevoir 40 personnes d’un coup ! Ce fut un temps d’échange important pour une prise de conscience généralisée. Je me souviens des mots d’introduction de François You : ce sont des supérieurs de communauté qui ont fabriqué des situations d’abus, sans avoir toujours de mauvaises intentions. Nous sommes peut-être tous menacés par ce cancer, il vaut donc mieux savoir de quoi il s’agit.
Quels sont les symptômes de ce « cancer » ?
Cette maladie est d’abord rendue visible par l’état de celles et de ceux qui sortent de la vie religieuse abimés, brisés. J’ai entendu cette terrible phrase de leur part : « Je ne sais plus qui je suis. » C’est totalement anormal ! Il y a des hauts et des bas dans la vie religieuse, comme partout ; mais, quand on exprime que l’on ne trouve plus le sens de la vie, l’urgence de la situation devrait sauter aux yeux.
Ayant été 20 ans maître des novices, j’ai été confronté à un jeune religieux habité par des pensées suicidaires. Le soir même, je l’ai envoyé chez des amis pour qu’il ne reste pas seul. Quand, sidéré par le témoignage d’une femme qui a accompagné des sœurs à leur sortie d’une communauté – toutes, à une exception près, avaient eu l’idée de mettre fin à leurs jours –, j’ai transmis l’information à des responsables au sein de l’Église, que j’estime à bien des égards, il n’y a eu aucune réaction… Le degré d’anesthésie est colossal !
Face à un abus dans la vie religieuse, les victimes ne savent plus ce qu’est une intériorité épanouie.
Quelles sont les causes de cette maladie généralisée ?
La plus facile à identifier est une structure pyramidale construite autour d’un supérieur. Il reçoit toutes les communications, limitant voire interdisant le dialogue en profondeur entre les membres de la communauté. La déviance se situe alors au niveau du contrôle. À cela peut s’ajouter l’injonction à la transparence, un terrain glissant menant au contrôle des pensées. José Rodríguez Carballo, secrétaire de la congrégation pour les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique, souligne le risque qu’un institut se considère au-dessus des autres, insistant sur un rôle de « sauveur de l’Église » qu’il aurait reçu.
Ces éléments peuvent exister à divers degrés, et une graduation est à garder en tête. Mais quand ils entrent dans l’esprit des personnes, elles ne peuvent plus lutter, elles perdent peu à peu conscience de ce qu’est la discrétion – au sens monastique du terme, c’est-à-dire la faculté de discerner, le pouvoir de faire un choix libre. Elles ne savent plus ce qu’est une intériorité épanouie. Certaines se débattent face à cela ; pourtant, si une personne à l’intérieur d’une communauté déviante peut percevoir des éléments intuitivement, elle ne peut se convaincre elle-même. Seul, on en vient à se dire que l’on a tort, que l’on est la source du problème, que l’on a mal compris ; car on ne peut pas avoir raison contre tout le monde. On abdique alors devant les autres, devant l’autorité.
Quand le fondateur ou la fondatrice met en place une structure de contrôle – pas forcément avec malveillance –, la deuxième génération en hérite.
Dans la vie religieuse, le rapport à l’autorité est important. En quoi est-ce un levier de danger ?
La manière d’exercer l’autorité est souvent une histoire de transmission. Jeune scout, puis officier de réserve en tant que chef de section en montagne lors de mon service militaire, j’ai pour ma part reçu des repères. C’est en observant dom André, mon prieur pendant 20 ans, que je me suis ensuite forgé dans ce domaine. Chez les Chartreux, nous avons neuf siècles de tradition – c’est un héritage lourd à porter, mais cela donne une stabilité qui assure une grande sécurité. Dans les communautés nouvelles, c’est plus libre, mais ce n’est pas plus facile. Souvent, la structure de contrôle est mise en place par peur de perdre le pouvoir, à la naissance de l’institut. Or, quand le fondateur ou la fondatrice la met en place – pas forcément avec malveillance –, la deuxième génération en hérite : soit elle la remet en cause, soit elle continue à l’identique, répétant les erreurs du passé.
Il est difficile de questionner son héritage…
Cette difficulté se niche dans le passage d’une aventure presque familiale des origines à une structure plus grande. Je suis issu d’un milieu marin, et une image exprime bien cette réalité : faire de la planche à voile et commander un porte-avions ne se font pas de la même manière. En petit groupe, on suit les idées du fondateur et tout se discute. Lorsque le groupe croît, on ne peut pas continuer. Les chapitres entre membres et les formations adaptées pour tous deviennent indispensables ; les avis divergents s’expriment, le mouvement de tous devient plus lent. Cela permet à l’autorité de rester suffisamment décentralisée, et l’esprit de l’institut n’est pas perdu. La souplesse des débuts fait place à un alourdissement des structures qui n’est pas mauvais en soi : un porte-avion pèse plus lourd qu’une planche à voile, et l’on n’y peut rien ! C’est sûr qu’il ne suffit plus que le fondateur ou ses successeurs claquent des doigts pour que l’ensemble se meuve… mais c’est plus sain. Tout pouvoir doit appeler un contre-pouvoir ; l’expression de contrepoids et de résistances fait partie des éléments d’équilibre.
Le phénomène de surdimensionnement du fondateur est, à mes yeux, un réflexe moderne.
Dans l’histoire de la vie religieuse, les fondateurs ont-ils toujours eu une place importante ?
Le père Jean-Marie Gueullette me disait que, pour les dominicains, l’Ordre dont il fait partie, saint Dominique est celui qui a commencé. Il ne minimisait pas son importance, mais ne le présentait pas comme une figure immense. Le phénomène de surdimensionnement du fondateur est, à mes yeux, un réflexe moderne. Or, quand on tend vers un culte de la personnalité, l’Esprit saint a bien du mal à passer…
Comment aborder la question de l’obéissance ?
Il y a un problème pour appréhender l’obéissance dans l’Église. Historiquement, on est passé d’un extrême à l’autre sur ce sujet. Avec le concile Vatican II, une conception trop rigide de l’obéissance a été remise en cause ; nous sommes tous d’accord pour dire que le changement était nécessaire. Néanmoins, la crainte d’un excès de règles a entraîné une absence de règles, avec pour conséquence, souvent, que la personne qui a le plus d’influence s’impose. Cela, conjugué à un désir de vie dans l’Esprit saint, a pu engendrer la délégation à une personne humaine une autorité qu’elle n’aurait pas dû avoir.
Le religieux qui obéit garde toujours une intelligence et une responsabilité.
Dans les instituts religieux anciens, on sait que le vœu d’obéissance est toujours fait dans un cadre. Un bénédictin promet d’obéir à son abbé… dans la mesure où celui-ci s’exprime à l’intérieur de la règle. Obéir est un agir : personne ne peut imposer une pensée par obéissance. Cela semble simple, mais on voit aujourd’hui combien des glissements vers l’abus ont eu lieu en raison de l’oubli de ces évidences. Le religieux qui obéit garde toujours une intelligence et une responsabilité. Aucune injonction à l’unité – très culpabilisante – ne doit faire disparaître le discernement propre. Je disais souvent aux novices que l’on n’obéit que si on le veut. C’est assez flagrant dans notre ordre, car nous vivons en solitude. Personne ne surveille qui fait quoi dans sa cellule – et personne ne le doit. Dans la vie religieuse, nous promettons obéissance à Dieu à travers une autorité humaine, un prieur, un maître des novices. Ce « à travers » est fondamental.
Quels sont les remèdes aux dérives dans la vie religieuse ?
Je pense que les dérives sectaires interviennent quand on ne cherche plus à former des personnes, mais que l’on court après un mode de fonctionnement unitaire, lisse. Or, le cœur de la vie religieuse est d’aider ses membres à être « dans le fond de Dieu », avant d’être enfants de la communauté. Ils doivent alors sentir cette liberté dans la communauté, même s’ils n’en sont pas indépendants : liberté de rester en exprimant des désaccords, liberté de partir sans se voir professer toutes sortes de catastrophes si l’on n’est pas encore engagé.
Les éléments d’une dérive sectaire ressemblent à une toile d’araignée, avec des points de croisement : enlevez-en un et le reste s’écroule.
Le premier pas de la guérison est de comprendre la maladie à laquelle nous sommes confrontés. Technicien par tempérament, je pense que démontrer les mécanismes ouvre la porte à une prise de conscience de ce qui n’est pas « normal ». Ensuite, il faut vouloir changer. Les éléments d’une dérive sectaire ressemblent à une toile d’araignée, avec des points de croisement : enlevez-en un et le reste s’écroule. Par exemple, pour changer une structure pyramidale néfaste, il suffit de vouloir la changer, même si les conséquences de petites transformations dans les modes d’action ancrés dans une communauté et dans les personnes font peur. Cela peut prendre du temps. Il en faut beaucoup pour s’acclimater à l’idée d’un prêtre agresseur. Il en faut aussi pour accepter l’idée qu’une communauté, même reconnue et ayant pignon sur rue, puisse abriter des abus en son sein.
Vouloir écouter les victimes est déjà une brèche dans le système abusif. Dans les dernières communications du pape François sur les abus – la Lettre au peuple de Dieu, la lettre apostolique Vous êtes la lumière du monde –, j’ai entendu un véritable appel à ce que la parole se libère. Et que, face à elle, nous nous sentions tous partie prenante. C’est aussi pour cela que mon livre s’inscrit dans un réel service d’Église.
J’affirme que l’on a la capacité interne, dans la vie religieuse, de se remettre en question.
Face aux révélations d’abus concernant Jean Vanier, comment faire face à un sentiment d’effondrement ?
Avant que mon livre ne prenne forme, j’avais livré mes réflexions dans un texte qui a constitué ma première étape d’écriture sur les dérives dans la vie religieuse. Il a circulé dans les communautés chrétiennes et les milieux religieux. Un jour, j’ai reçu la lettre d’une provinciale d’un ordre ancien me relatant tout le bien que ce texte, donné en lecture aux sœurs, avait fait. Il ne leur était pas destiné, mais cette supérieure pensait qu’il était important de questionner les formatrices de sa province, même si elles n’étaient pas dans une situation de dérive sectaire. J’affirme que l’on a la capacité interne, dans la vie religieuse, de se remettre en question.
On voit par ailleurs des congrégations durement touchées qui se transforment. Les frères de Saint-Jean font à ce titre un travail intéressant : remettre en cause leur fondateur, en l’espace de six ans, reste une avancée forte en un temps court – même si la prise en compte des victimes a été bien trop longue. Mais regardez les Fraternités de Jérusalem : à la sortie du récit d’une victime de leur fondateur, elles ont lancé une enquête et un appel à témoignage. Cela aurait été impensable il y a quelques années.
Ce travail d’écriture a-t-il eu des effets sur votre propre vie religieuse ?
Je reconnais que cela a vraiment eu un impact sur ma vie, depuis quatre ans, notamment parce que je n’aime pas écrire ! Ensuite parce que ce sujet est douloureux. Pour autant, je sais ce qu’est la vie de chartreux et je constate, depuis que je suis prieur, que ce n’est plus celle que je mène. Je suis constamment dans la communication pour assurer la gouvernance de l’ordre.
À quoi ressemble la vie d’un chartreux « normal » ?
Si cela se passe bien, ça ressemble d’abord à une belle histoire d’amour, comme toute vie religieuse ! C’est la seule chose qui peut justifier une vie comme la nôtre, sinon la solitude devient isolement. J’ai l’habitude de dire qu’un chartreux devrait être – et est parfois – l’homme le moins seul au monde, car notre but est d’être toujours avec Dieu. Le silence et la solitude ne sont que des moyens pour y arriver. (…)
Pour aller plus loin
– Dérives sectaires dans les communautés catholiques, Secrétariat général de la Conférence des évêques de France, Documents épiscopat numéro 11, 2018.
– Abus spirituels. S’affranchir de l’emprise, de Jacques Poujol, Empreinte, 2015.
– Abus spirituels et dérives sectaires dans l’Église. Comment s’en prémunir, de Blandine de Dinechin et Xavier Léger, Médiaspaul, 2019.
– Désabuser, se libérer des abus spirituels, de Laurent Lemoine, Salvator, 2019.
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