Mgr Gérard Daucourt, évêque émérite de Nanterre (Hauts-de-Seine), qui fut très proche pendant près de 50 ans de Jean Vanier, s’exprime après les révélations sur les abus commis par le fondateur de l’Arche, dans une lettre destinée initialement à ses proches, qu’il autorise La Croix à publier.
- La Croix
- le 02/03/2020 à 15:38
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Chers amis,
Depuis que sont connues les terribles révélations concernant Jean Vanier, vous êtes très nombreux à me manifester votre sympathie et à me partager vos réactions. Je vous remercie beaucoup pour votre amitié et vos prières.
Je suis moi-même sidéré et d’abord profondément attristé pour les personnes abusées par Jean et pour les communautés de l’Arche touchées par ce scandale et desquelles j’ai tant reçu.
Je rends hommage aux femmes qui ont osé parler pour que l’Arche trouve un chemin juste et vrai et évite de pareilles dérives. Je pense à leurs souffrances. Je suis en admiration devant ce qu’ont fait, écrit et dit les responsables de l’Arche, Stéphane Posner, Stacy Cates-Carney, Pierre Jacquand et Mgr d’Ornellas pour que nous soyons dans la vérité. L’Arche sera plus libre.
Habité par une tristesse infinie, je suis bouleversé et très secoué. Entre Jean et moi depuis près de 50 ans s’était établi un lien très fort. Il m’a beaucoup apporté, beaucoup aidé. Lui et les membres des communautés de l’Arche ont profondément marqué mon ministère de prêtre et d’évêque, vous le savez, vous l’avez constaté. Jean m’a toujours donné de très sages conseils. Il m’a même une ou deux fois empêché de couler alors que me submergeaient les eaux de grandes épreuves dans mon ministère. Oui, le bien qu’il m’a fait et qu’il a fait à des milliers de personnes est immense et demeure. Avec lui et dans les communautés de l’Arche, j’ai appris ce qu’est l’Église : une communauté de miséricorde et d’espérance, de fête et de pardon et de service, dans laquelle pauvretés et richesses sont mises en commun par ses membres qui tous ont besoin les uns des autres (cf. le lavement des pieds) pour grandir et avancer. Jean et l’Arche m’ont conduit et tenu au cœur de l’Évangile. Ma gratitude est, reste et restera toujours immense.
C’est de ces sommets lumineux que maintenant j’attrape le vertige car je dois aussi regarder cette face cachée de Jean qui nous est révélée. Je tombe dans l’incroyable et dans l’incompréhensible. Et pourtant c’est vrai, c’est vérifié, c’est prouvé. Si Jean avait eu des écarts contraires à la chasteté et à un juste comportement moral chrétien, je l’aurais regretté sans juger, trop conscient que je suis de ne pas pouvoir jeter la première pierre. Mais il s’agit de bien autre chose : Jean a porté atteinte à la liberté de plusieurs femmes, à leur intégrité. Il a abusé d’elles en accompagnement spirituel y compris sexuellement et les a fait souffrir. C’est totalement condamnable.
Mais ce n’est pas tout et c’est ici que je ne comprends plus rien. C’est par le Père Thomas que Jean a été initié à ces scandaleuses pratiques. Il adhérait (au moins jusqu’en 2005) aux théories érotico-pseudo mystiques de ce religieux. Jean Vanier, professeur de philosophie, homme de grande culture, de renommée internationale, ami et défenseur des opprimés et de tous les pauvres, comment croyait-il que ces théories et pratiques aussi stupides que nuisibles, avait comme origine un secret confié au Père Thomas (par Dieu ? La Vierge Marie ? En tout cas dans une soi-disant expérience prétendument spirituelle engendrant une perversion) ? Un secret que pour le moment l’Église ne peut pas comprendre (dixit le Père Thomas qui, à l’époque, ne s’est pas étonné que Jean XXIII demande à Jean Vanier de se séparer du Père Thomas car ce pape ne pouvait pas comprendre !) Je ne sais pas comment Jean pouvait croire et vivre cela et écouter cette « petite voix de la conscience » dont il nous parlait si souvent. S’il s’est tu sur ses actes et a menti en disant ne pas connaître ceux du Père Thomas, est-ce parce qu’il jugeait quand même que c’était mauvais ou parce qu’il pensait lui aussi que nous ne pourrions pas comprendre pour le moment ? En tout cas c’est inacceptable et ça dépasse l’entendement quand on a aimé Jean Vanier, qu’on connaît la profondeur de son message et le rayonnement de sa personnalité. Pourtant je ne peux que reconnaître cette stupéfiante réalité, m’interroger et accepter dans la douleur de ne pas avoir de réponse.
Pourquoi a-t-il nié jusqu’au bout (sauf peu avant sa mort en demandant pardon à une des personnes mais en lui disant : « je croyais que c’était bon pour toi ») ? J’ai entendu quelqu’un dire que Jean pouvait être un schizophrène amnésique dont des actes ne touchent plus la conscience. Je ne sais pas si ceci tient debout en psychologie et psychiatrie. En tout cas, ça n’enlève rien ni à la gravité des actes commis, ni aux souffrances causées, ni à notre désolation. Ça montre aussi comment, de sa jeunesse à sa mort, Jean a subi d’une manière incroyable l’emprise du Père Thomas.
Les révélations qui ont été faites ont des conséquences incalculables. Je pense d’abord aux communautés de l’Arche et de Foi et Lumière tellement secouées. J’ai confiance en leur avenir car j’ai la certitude que ce sont les personnes avec un handicap qui, par leur simplicité et leur force pour vivre au présent, vont nous aider tous à avancer par la grâce de Dieu. Présence mystérieuse de Jésus qui s’est identifié à eux, ne sont-ils pas tous des sources d’unité ?
Cette affaire est aussi un sale coup pour la mission de l’Église et pour ceux qui hors d’elle sont au service des pauvres, des handicapés, des exclus, des opprimés. Je pense également à tous les chercheurs de sens qui se tournent ou se tournaient vers Dieu, vers l’Évangile.
Je ne peux oublier ceux qui constamment attaquent les chrétiens (« tous hypocrites dans cette église hypocrite »). Ces derniers vont trouver de l’eau pour leur moulin.
Je ne me console pas mais par la prière et la Parole de Dieu, je tente de fortifier ma foi et mon espérance pour traverser ce ravin. Ma foi est intacte mais elle est interrogée.
Reconnaissons-le : un sérieux coup de frein est donné à l’annonce de la Bonne Nouvelle. Je ne me console pas mais par la prière et la Parole de Dieu, je tente de fortifier ma foi et mon espérance pour traverser ce ravin. Ma foi est intacte mais elle est interrogée. Elle ne me donne pas des réponses et solutions à tout. Marchant avec ma raison, elle m’oblige à regarder les réalités humaines en face et à en tenir compte. Je refuse de « spiritualiser » faussement cette tragédie avec des mots pieux et je continue d’avancer en étant sûr que ni la mort, ni la vie… ni aucune créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est en Jésus Christ notre Seigneur (Rm 8, 38-39).
Je m’interroge encore sur une autre conséquence. C’est Jean Vanier qui, par ses retraites et conférences, ses livres et ses contacts, maintenait le lien historique et spirituel entre l’Arche et son berceau, c’est-à-dire l’Évangile et donc le Seigneur Jésus. La référence à Jean lui-même va certainement s’atténuer et donc aussi la référence explicite au berceau de l’Arche. Pour assurer l’avenir d’une Arche ouverte à tous, il faut espérer qu’il y aura toujours en son sein des chrétiens capables de rendre compte en paroles et en actes de ce qu’elle a reçu à son berceau car l’Évangile fait partie de l’identité de l’Arche. C’est en tout cas ma conviction personnelle.
Chers amis, « en prière avec vous au milieu des ruines de Jérusalem », m’a écrit un ami moine. Oui, il y a des ruines et tous les habitants du pays de l’Arche sont en exil et nous avec eux. Il n’y a plus « le prophète » et nous peinons à écouter sa voix d’autrefois pourtant toujours valable. Mais « le temple » (= l’Arche + Foi et Lumière) n’est pas détruit et les petits et les pauvres sont des prophètes qui appellent à l’amour, fruit de la compassion, de la justice et de la vérité. Nous avons tous à faire en sorte que notre exil soit un exode qui à travers cette épreuve nous conduira à la liberté d’une terre promise. Les deux coordinateurs internationaux de l’Arche, dans leur message aux communautés ont écrit : ce que nous apprenons aujourd’hui est une épreuve et nous déstabilise mais ce que nous perdons en certitude, nous espérons le gagner en maturité et poursuivre l’Arche avec davantage de justesse et de liberté. Oui, je le crois, une épreuve peut nous faire perdre pour gagner plus et mieux. Et même : les ronces qui entravent notre marche alimentent un feu qui éclaire le chemin, comme l’a écrit frère Alois de Taizé. Prenons appui sur le Seigneur. Demandons la lumière et la force du Saint-Esprit. Prions pour l’Arche et Foi et Lumière et pour tous leurs membres et leurs amis. Il faut que tous puissent chanter dès maintenant : Voici Dieu qui vient à mon secours. Le Seigneur avec ceux qui me soutiennent. Je te chante car Tu me relèves (Taizé).
Avec ma prière aussi pour vous tous et mon amitié.
Gérard Daucourt, 24 février 2020